Ce désir-là

Jérôme Bosch, "Le Jardin des Délices, l'Humanité", panneau central, détail.

Le désir…

C’est du désir par excellence dont je parle ici, le seul, le vrai, ce désir-là.

Oh ! Il n’est pas question de la banale concupiscence, qui n’est qu’un fugace intérêt pour tout ce qui pourrait se constituer partenaire sexuel. Je ne m’étendrai pas non plus sur l’appétit : cette sensation de congestion des organes génitaux, souvent provoquée par une présence ou un spectacle sexy mais qui peut aussi être spontanée, et laisse frais, satisfait et l’esprit libre, une fois l’orgasme atteint – peut-être vaudrait-il mieux dire SI l’orgasme est atteint.

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François Boucher Hercule et Omphale

François Boucher, « Hercule et Omphale »

Ce désir-là, c’est cette déferlante de passion qui annihile tout sur son passage et prend littéralement et entièrement possession de vous.

Ce désir-là, celui du coup de foudre partagé, celui de l’alchimie entre deux êtres, qui vous change en machine sexuelle, en vampire assoiffé qui se consumerait et partirait pour de bon en fumée brûlante, sans sa dose pluriquotidienne de sperme ou de cyprine.

Ce désir-là, qui transmue toute la surface de la peau en capteur de plaisir – le moindre effleurement rend fou – comme si les corpuscules de krause avaient colonisé l’ensemble de votre épiderme. Pour mémoire, cette appellation glamour, « corpuscules de Krause », désigne les récepteurs sensoriels de la volupté qui tapissent le gland et le clitoris.

Ce désir-là, donc, qui vous métamorphose en dément et en drogué.

Drogué à l’autre et à son odeur et à son contact et à sa peau et à son sexe.

Drogué aux sensations que l’autre éveille en vous et que vous éveillez en lui.

Drogué à ce désir, asservissant et libérateur à la fois.

Libérateur, parce que ce désir-là prend possession de vous et fait le grand ménage dans votre tête. Il balaye toutes autres préoccupations et vous envahit littéralement. Il vous remplit et ne laisse aucune place pour le reste.

L’euphorisant par excellence, qui vous donne le sentiment de vivre pour la première fois de votre vie, qui vous fait léviter et accroche un sourire permanent, extatique et bête sur votre visage.

Le seul anti-dépresseur qui marche vraiment, parce qu’il vous débarrasse de ce qui vous rend la vie si difficile à supporter : VOUS.

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Oui, vous.

Tous nous sommes déchirés en permanence entre ce que nous sommes et ce que nous voudrions être – l’insupportable décalage entre notre réalité et nos aspirations, autant dire entre le matériel et l’immatériel, entre le corps et l’âme, bref, l’insoutenable dualité de notre être.

Ce désir-là règle le problème : il vous ravit corps et âme dans la volupté. Oui, « ravit », c’est à la fois de ravissement et de rapt, qu’il est question ici : c’est une assomption, au sens religieux du terme. L’extase vous projette direct au septième ciel, c’est à dire, si l’on en croit les astronomes du monde antique, en orbite avec les sept astres visibles à l’œil nu – comprenez parmi les dieux. Vous voilà élevé à la divinité, telle la Psyché mythique.

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Car c’est cela que raconte ce mythe – ce n’est pas pour rien que les psys préfèrent le mot de « psyché », plutôt que celui d’« âme », un peu trop religieusement connoté.

Louis Lagrenée,

Louis Lagrenée, « Amor et Psyché »

Psyché est fille de roi – bien humaine, donc, mais de l’élite. Lisez haut placée, élevée quoi, comme l’âme, en quelque sorte. Elle est très belle et Cupidon tombe amoureux d’elle et elle de lui. Cupidon, le Dieu de l’amour, Éros en grec, c’est à dire l’amour physique, le désir charnel personnifié – ou plutôt déifié. Je vous épargne les détails de leur drame et de leur séparation, sachez seulement que, pendant ce laps de temps, Psyché traverse moult épreuves, souffre énormément, et qu’en plus elle se trouve moche. Tout cela la rend fort suicidaire. Enfin, elle meurt, en cherchant à devenir plus belle – c’est peut-être la première victime de ces fameux diktats de la beauté idéale. Alors, Cupidon la ressuscite, la fait déesse et l’emmène vivre avec lui pour l’éternité sur le Mont Olympe. De leur union naît une fille qui porte le beau nom de Volupté.

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Ce que vous me permettrez de résumer ainsi : la volupté fusionne l’âme et le corps désirant en un seul être divin. Rien que ça !

D’aucuns – imprégnés à n’en pas douter de mortifiante autant que mortifère pensée judéo-chrétienne – estiment pour leur part que ce mythe allégorise l’union de l’âme humaine et de l’amour divin, après la mort. Ils se mettent le doigt dans l’œil, bien sûr : rien de plus vivant et charnel qu’Éros !

Bref, ce désir-là vous change en profondeur. C’est une transmutation qui s’opère. Il consume tout sur son passage – vaines préoccupations ou idées noires – et vous vaporise au septième ciel.

Il fait de vous un autre être. Un être illuminé par le désir et le plaisir.

Hermaphrodite d'une fresque d'Herculanum

Hermaphrodite d’une fresque d’Herculanum

Un être double, mâle et femelle à la fois, qui se fond avec l’objet de son désir dans la volupté. Un seul corps, une seule âme unis dans l’orgasme. L’autre, c’est vous et vous, c’est l‘autre. Vous rayonnez, des étincelles dorées s’échappent de vos doigts et de vos cheveux, votre peau irradie, vous jouissez, vous êtes Dieu – qui est androgyne, comme chacun sait.

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C’est la plénitude.

Tout du moins, tant qu’il dure, ce désir-là.

Il paraît que l’afflux d’hormones qu’engendre le désir dure trois ans, grand max. Trois ans, dans le meilleur des cas. Trois ans pour ce désir-là.

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Savez-vous pourquoi le désir sexuel n’est pas permanent ? Parce que c’est une forme d’aliénation qui prive les animaux de l’instinct de leur propre conservation pour privilégier la préservation de l’espèce – oui, l’Homme est un animal, n’en déplaise à certains ; un mammifère, pour être précis, et même un primate, bien que l’on puisse se demander si les ancêtres de certains n’auraient pas fauté avec le genre ovin.

C’est ainsi : pendant la période des amours, tous les animaux ne pensent qu’à trouver un partenaire sexuel et y consacrent tout leur temps et toute leur énergie, oubliant totalement leur occupation principale : la recherche de la nourriture. Obnubilés, ils sortent des limites de leur territoire, se rendent encore plus visibles par l’exécution d’une vantarde parade nuptiale et/ou par de bruyants et sanglants combats avec leurs rivaux, et s’exposent ainsi sans défense aux crocs du premier prédateur venu. Quand ce n’est pas à ceux du partenaire sexuel lui-même – voyez donc le sort de Monsieur Mante-Religieuse.

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Pour notre espèce, de nos jours, ce sont surtout les femmes qui prennent des risques, tant les religions machistes ont rabaissé et avili la Femme, la privant de sa place dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’espace public et qui n’est rien d’autre que le monde, pour mieux protéger l’homme qui, après tout, est à l’image de Dieu, lui – bien qu’il ait été mutilé dès après sa création par son créateur en personne.

Toulouse Lautrec,

Toulouse Lautrec, « Deux femmes mi-nues vues de derrière dans la rue des Moulins »

C’est ainsi : motivées par la libido – Freud désigne par ce mot l’instinct de reproduction de l’espèce -, les femmes sortent de leur prison millénaire – on appelle ça un appartement, un logement, un étui, quoi ! – et se baladent seules, habillées court et sexy, souvent même la nuit, à la réprobation générale, pour tenter de séduire un partenaire sexuel – comprenez un potentiel mâle reproducteur -, dans un pub quelconque.

Rendues bien visibles, elle se mettent donc en danger, et s’exposent à attraper dans le meilleur des cas un rhume, dans le pire un viol. (Je vous entends penser d’avance, alors je précise : un violeur ne peut EN AUCUN CAS être considéré comme un partenaire sexuel, non plus que comme un géniteur enviable pour la génération de l’espèce ; c’est un prédateur comme tant d’autres.) Et le pire de la chose, c’est que même leurs meilleures copines, qui pourtant vivent de la même façon et sont habitées des mêmes instincts immémoriaux, leur diront d’un air de reproche exaspéré : « Mais aussi, pourquoi tu te ballades seule, la nuit, habillée en pute ?! »

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Il faut quand même noter que la situation de l’être humain, dans nos contrées civilisées, est très différente de celle des autres animaux : il n’a pas d’autre prédateur que lui-même. Les risques de se faire dévorer par un fauve à la sortie d’un pub sont quand même minimes. Le loup qui, paraît-il, infeste le Mercantour, ne s’intéresse plus du tout aux petites filles, fussent-elles chapeautées de rouge. Il leur préfère de loin les chèvres et les brebis, au grand désespoir des éleveurs – et devant les fades préoccupations de certaines fillettes de ma connaissance, je ne suis pas loin de penser comme lui.

J’en reviens à mon sujet et à l’Homme qui est – c’est connu depuis l’Antiquité – un loup pour l’Homme. Si chacun était en permanence possédé par un désir dévorant, les prédateurs humains – sans jeu de mots et c’est dommage, car il est plutôt insolite d’avoir à la fois une redondance et un oxymore ! -, les prédateurs humains, disais-je, eux-même mordus, seraient occupés à baiser – leur fringale de sang oubliée, leur appétit de sexe sur-aiguisé. Des loups transformés en lapins !

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Mais, dans les faits, pour notre espèce, il n’est pas très fréquent, ce désir-là, ce désir aliénant. Combien de fois l’avez-vous connu ? Une fois, le plus souvent ; rarement plus de trois fois. (Je tiens cette estimation d’une enquête que j’ai personnellement menée auprès de mon entourage.)

Peut-être est-ce dû à notre bipédie : si l’on en croit les paléontologues, le passage à la position debout aurait modifié l’œstrus et privé les femmes de ces honteuses manifestations des chaleurs qui surchargent les autres femelles d’hormones et de phéromones à chaque ovulation et aimantent les mâles.

Cela m’amène à penser que notre désir d’êtres humains est bien piètre, comparé à celui que ressentent les animaux et que ce désir-là, quand il nous prend, est une réminiscence du rut atavique.

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Jean-Honoré Fragonard,

Jean-Honoré Fragonard, « Le feu aux poudres »

Réminiscence ou pas, ce désir-là est rare et précieux. Il s’agit évidemment d’une réaction chimique entre deux êtres éminemment compatibles physiquement. N’importe qui ne vous le déclenche pas, malheureusement.

Ou heureusement, peut-être.

Là, je fais un effort d’objectivité – j’espère que vous apprécierez cette ouverture vers le consensus et ce qu’on appelle le sens commun, en oubliant que commun, cela veut aussi dire vulgaire.

Il est évident que, dans notre civilisation, laisser tomber toutes préoccupations d’ordre matériel pour baiser comme des bêtes trois ans d’affilée, c’est inconcevable – on pourrait même qualifier cela de suicidaire. C’est foutre vie et carrière en l’air – des choses que l’on ne bâtit pas aisément, surtout de nos jours, et qui sont absolument impossibles à reconstruire une fois qu’on a plongé dans la marginalité – s’isoler à deux et renoncer à toutes activités non sexuelles, s’en est, de la marginalité, sans le moindre doute !

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On a beau tenir pour acquise la libération sexuelle et parler dorénavant de l’hypersexualisation de notre société, l’activité charnelle en tant que telle, même dans les cas où le commun (le vulgaire?) ne l’assimile pas au diable et au péché, voire même à l’anormalité – si si, il y en a qui pensent ça : j’en connais – reste quelque chose qui ne doit pas être exposée aux regards : cela fait partie de la sphère de l’intime. On considère généralement que c’est une chose sans importance (!) – ce n’est pas sans raisons qu’on appelle ça « la bagatelle » : ça ne fait pas partie des priorités.

Nota bene : la priorité des priorités, c’est de gagner de l’argent, d’être heureux de payer des impôts et de se mettre plein de crédits sur le dos ; c’est ce qu’on appelle être bien intégré à la société.

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Imaginez un peu ce que serait notre monde, si ce désir-là durait toute la vie !

Ah ! évidemment, dans un tel cas – réprouvé par la morale, les institutions et le sens commun -, plus de société de consommation. Plus de société, tout court, d’ailleurs : personne ne ferait d’études, ni n’irait travailler, ni ne produirait quoi que ce soit – pas plus de nourriture que de littérature et encore moins de billet d’humeur comme icelui, que de toutes façons personne ne lirait !

Nous vivrions dans des grottes et brouterions de l’herbe.

Nombreux sont ceux qui considéreraient ça comme le pire des cauchemar.

Jérôme Bosch,

Jérôme Bosch, « Le Jardin des Délices, l’Humanité », panneau central, détail.

Il en est d’autres, dont j’ai bien peur d’être – en dépit ou à cause de mon pédantisme de pseudo-intellectuelle infatuée – qui, rebutés par la tradition stérilisante de la pensée cartésienne et pollués par le Romantisme – rien à voir avec les comédies du genre Bridget Jones ; je parle du mouvement artistique et culturel du XIXème siècle -, sont d’incurables nostalgiques de cet Âge d’Or glorieux, chanté par les mythes grecs, où les Hommes, en harmonie avec les animaux gentils, évoluaient nus dans la nature qui les nourrissait abondamment et bénévolement de ses fruits les plus doux, alors qu’ils ne faisaient que copuler et jouer de la flûte de Pan.

Je crois que je vais m’inscrire au prochain Rainbow Gathering.

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En conclusion, quoi ? En conclusion, c’est peut-être la rareté de ce désir-là qui a permis à l’Homme de sortir de l’animalité et lui a laissé l’esprit libre – vacant ? – pour inventer des choses aussi indispensables que le nucléaire et le téléphone portable.

La pomme – la fameuse pomme d’Eve, celle qui est restée en travers de la gorge d’Adam – devait être farcie de bromure. Notre espèce a été chassée du paradis, c’est à dire de l’insouciance de animalité, c’est à dire du cycle euphorisant du rut, c’est à dire du sentiment de la plénitude.

Et par conséquent, seuls dans nos pompes voire même à côté, nous développons d’absurdes stratégies de compensation.

Laissez-moi donc rêver de l’Âge d’Or.

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