Lettre à une inconnue ou Filles d’Eve

 

Je ne vous connais pas.

Je ne vous reverrai sans doute jamais.

Même si je vous revoyais, je ne suis pas sûre de vous reconnaître.

 

Je prenais un café en terrasse, en face de l’hôpital. J’attendais quelqu’un. J’écrivais.

Vous vous êtes assise à la table près de la mienne. Vous étiez avec votre mère et votre petite sœur de quinze ans. Je sais qu’elle a quinze ans parce que j’ai surpris votre conversation. Vous, vous avez vingt-et-un ans.

 

Je n’ai pas pu faire autrement que d’entendre et, au début, j’en ai été plutôt satisfaite : il y avait une dizaine de minutes que vous aviez une discussion animée, toutes les trois, à quelques mètres de là, debout sur le trottoir, et cela avait attiré mon attention. Parce que vous êtes jolie.

Enfin, jolie… oui, mais ce n’est pas ce qui m’appelait en vous. Je vous trouvais un petit visage farouche et charmant, une silhouette fluide et fuyante… bref, une grâce féline et un peu garçonnière, bien propre à éveiller ma sympathie… et ma jalousie, tant l’instinct de rivalité est inscrit dans notre être, à nous autres femelles.

 

Duel deux femmes -1908

J’ai vite regretté d’être témoin de votre conversation.

Ce n’est pas seulement le sentiment dégradant de la rivalité que l’on nous inculque, à nous les femmes – afin sans doute de décourager toute solidarité entre nous et mieux nous asservir en nous isolant -, c’est aussi l’esprit de culpabilité et de sacrifice. Jamais cela ne m’était apparu aussi clairement.

Moi qui portais un regard un peu condescendant sur les luttes féministes, vous rencontrer m’a dessillée. Oh ! Ce n’est pas que ce que j’ai saisi de votre vie se soit révélé inconcevable, non, c’est sa banalité même qui m’a frappée.

 

Vous étiez dans ce café, parce que vous sortiez des urgences : votre mère vous avait obligée à y aller. La veille, votre copain vous avait mis une raclée. Depuis vous entendiez mal d’une oreille et vous aviez trouvé du sang sur votre oreiller, au matin. Vous aviez tout un côté de la mâchoire enflé.

– Mais pourquoi tu restes avec lui ? a attaqué votre mère. Si tu aimes qu’on te frappe, tu n’as qu’à rentrer à la maison ! Je te frapperai, moi !

– C’est de ma faute, avez-vous dit. Il était malheureux parce que je l’ai trompé ! Et quand il a commencé à cogner, je l’ai insulté : ça l’a rendu fou.

– Faut dire, qu’avec le caractère que tu as… T’es incapable de la fermer, c’est plus fort que toi ! Tu t’emportes, tu t’emportes et voilà !

– Et puis, je rentrerai jamais chez toi ! Pour que ton mari me gueule encore dessus ! Et puis je pourrais plus supporter de le voir t’emmerder ou te frapper. Je deviendrais folle et je le tuerais.

– Bah ! Il est pas méchant. C’est parce que tu lui réponds. La vie est difficile, tu sais. Moi, j’ai perdu ma mère à dix-huit ans. Il a fallu que je me débrouille toute seule. Toi et ta sœur, vous avez de la chance.

– De la chance pourquoi ? avez-vous demandé. Ça fait vingt-et un ans que je m’en prends plein la gueule. Ça sert à rien de vivre. Vivre pourquoi ? Pour me prendre des insultes et des coups ? Pour galérer pour l’argent et le boulot et arriver à rien d’autre qu’à une vie de merde ?

Titien, Le viol de Lucrèce

C’est là que votre petite sœur est intervenue :

– Moi, je me demande tout le temps pourquoi je suis née. Je trouve pas d’espoir à quoi me raccrocher. Quand je m’endors, le soir, je me dis toujours que ce serait bien que je me réveille pas.

– C’est parce que tu as quinze ans, lui a dit votre mère, c’est l’adolescence qui déprime. Et toi, a-t-elle ajouté en se tournant vers vous, ta vie serait plus facile avec un autre. Quitte-le, à la fin !

– Mais comment tu veux que je le quitte ? Où est-ce que j’irais ? Avec quel argent ?

– Ouais, et ben, s’il te frappe encore, moi, j’appelle la Police !

– Il me frappera plus. Il a promis.

 

Vous vous êtes levée ; vous partiez.

Il y avait tant de choses que j’aurais voulu vous dire. Des choses évidentes et banales.

Et aussi quelques remarques plus universelles.

Que depuis Ève, on ne cesse de tenir la Femme pour responsable, non seulement de ses propres malheurs mais également de ceux de l’Humanité. Et qu’il faut qu’Elle, et Elle seule, paye pour tout ça.

Que, par conséquent, les hommes se sont arrogé tous les droits – y compris celui de punir, c’est bien commode -, et ont réservé aux femmes tous les devoirs.

Qu’à force de bourrage de crâne, les femmes elles-mêmes se sont convaincues d’être coupables. Ainsi certaines aspirent au sacrifice et se complaisent dans le rôle de victime.

Lilith -John Collier – painting1892

Qu’il est temps, grand temps, de se revendiquer filles de Lilith.

Que les hommes se cognent donc les devoirs, pour changer ! Nous, nous avons le droit d’être libres de corps et d’esprit et aussi de tempérament. Non seulement nous en avons le droit, mais nous en avons la responsabilité : il faut secouer notre joug millénaire !

Et alors, la vie des femmes vaudra enfin d’être vécue.

 

Tout ça me semblait difficile à exprimer sans avoir l’air d’une donneuse de leçons ou d’une illuminée, alors, après m’être excusée d’intervenir dans une conversation que je n’avais pu faire autrement qu’entendre, je vous ai seulement dit :

– Ce ne sont pas les hommes qui manquent. Si vous le décidez, ce soir, vous pouvez en trouver un autre. Pensez-y.

– Et peut-être même un qui te frappera pas, a ajouté votre petite sœur.

 

© Copyright : Erin-Liebt